Silex

 

SILEX, d’Alain Emery, Premier chapitre

 

Le moment venu, vous savez.

Même si votre corps tout entier se cabre, même s’il se dérobe devant l’obstacle, à l’heure dite, au fond de vos tripes, vous savez que la mort n’a pas fait tout ce chemin jusqu’à vous pour rien. Elle ne repartira pas les mains vides. Que vous imploriez un dieu quelconque ou que vous en veniez à supplier les vivants, ça ne changera rien. Vous savez. Alors, les fils se dénouent un à un, et c’est, comme l’os sous la chair, une âme crue et désemparée qui apparaît au grand jour.

Je vois la mienne pour la première fois. C’est comme essayer de lire une lettre à laquelle on aurait mis le feu ; un misérable morceau de papier où serait consignée, noir sur blanc, la somme de toute une vie, et qui noircirait sous la flamme avant de rejoindre la cendre et le néant.

Je ne suis déjà plus qu’un souffle. Pareil au vent s’engouffrant dans le tronc d’un de ces arbres qui ne tiennent que par l’écorce et dont le cœur n’est qu’une boue noire et grouillante de vermine.

Combien de temps me reste-t-il, je l’ignore. J’espère atteindre l’aube, voir à nouveau bleuir les gorges, comme l’acier passé au feu, mais je ne suis sûr de rien. Si la bête acculée, à bout de forces, s’échine à faire face à ceux qui veulent l’abattre, au fond elle n’attend que la dague. Le coup de grâce. J’en ai assez. Je lutte depuis trop longtemps. Je voudrais profiter de cette nuit pour vider mon sac, avouer ce qui peut l’être et alléger ma conscience. Me rendre justice et laisser couler la parole jusqu’à ce qu’elle redevienne un filet d’eau claire.

Ce soir, le ciel est un ventre de chat et des ravins montent comme des feux d’herbes humides. J’ai ouvert la fenêtre et la nuit qui s’y faufile à présent semble imprégnée de fer. La montagne est une griffe mauve et les nuages, qu’on croirait de braise, s’y éventrent en grognant. La forêt a tiré autour de moi d’impénétrables traits d’encre et sur le lac se reflètent les rares étoiles. Que je le veuille ou non, c’est le moment de convoquer les morts. Il est de mon devoir — c’est ainsi, du moins, que je vois les choses aujourd’hui — de remonter leur souvenir en surface, à la lumière du jour. Je dois faire entendre leur voix avant qu’elle ne s’éteigne à jamais, avec moi.

Il ne vient plus personne ici, désormais. Les arbres plongent dans l’obscurité les chemins sur lesquels ils se referment et la glaise jaune des sentiers ne révèle bien souvent que des empreintes de gibier. Les pierres et les ronces se livrent un combat sans merci et le village — où je me suis ravitaillé pendant tout ce temps — ne sera bientôt qu’un champ de ruines. Et cette maison, qui fut autrefois le pavillon de chasse d’un maître d’en bas, qui nous abrite, mes livres et moi, depuis le début, au milieu des bois de cerfs et des sauvagines empaillées, cette bicoque qui fut mon refuge sera d’ici peu mon tombeau. Je n’ai ni famille ni ami. C’est donc à vous, dont j’ignore tout, qui franchirez un jour ou l’autre cette porte et découvrirez ma dépouille ou ce qu’il en reste, à vous seul qu’il me faut confier ce que je sais.