Bleu horizon

 

 

Bleu horizon de Valérie Brun, premier chapitre

Le portail grinça. Emma sursauta. En collant son nez à la fenêtre, grâce à la lueur de la lune, elle entrevit le père Broussard et son attelage s’éloignant sur la route, cahin-caha. Une ombre attira ensuite son attention. Les marronniers plantés dans la cour masquaient en grande partie la silhouette du visiteur. En se penchant un peu, elle aperçut les jambes d’un homme, mais ne reconnut pas la démarche boiteuse. Inquiète, elle attendit qu’il fût plus près. Alors, entre les branches, elle discerna un visage. Une vague de bonheur emporta la jeune institutrice qui déserta l’appartement et se rua dans l’escalier. Elle longea la cloison de la classe des filles et, par la porte ouverte de la pièce, jeta son tablier en direction des pupitres. Puis, elle passa les mains dans son chignon et en profita pour glisser une mèche folle derrière l’oreille.
Les battements de son cœur s’amplifiaient et ses mains se crispaient sur le tissu de sa jupe. Une appréhension se mêlait à sa joie. Elle espérait ce jour environ de trois ans.

Son Jean avait été mobilisé dès le début du conflit.

Pendant l’été 1914, comme tant d’autres Françaises, elle avait serré les dents, persuadée que les combats ne s’éterniseraient pas au-delà de Noël. Puis, le temps passant, elle avait espéré que le gouvernement ne sacrifierait pas l’ensemble des forces vives du pays. Malgré la censure, les dures conditions de vie sur le front et les difficultés rencontrées lors des batailles avaient fini par se savoir. Des langues se déliaient. La guerre s’enlisait, se transformait en une boucherie qu’Emma jugeait absurde. Les annonces des soldats morts au champ d’honneur s’accumulaient, endeuillant chaque famille du village. Le cauchemar finirait-il avant que tous fussent massacrés ?
Contrairement à la plupart des habitants du Chatelard, Emma refusait de condamner les mutins faisant la grève des combats et les mutilés volontaires, si désespérés dans cet enfer de boue, de feu et de sang.

Depuis quelques semaines, le mari de la boulangère, estropié, avait regagné son foyer. Définitivement. En l’apercevant, la jeune femme avait commencé à se laisser bercer par un fol espoir : et si Jean était, lui aussi, démobilisé avant la fin de cette satanée guerre ? La gueule cassée ou un membre amputé, peu importait à Emma du moment qu’il réintégrait leur logis et n’en repartait plus.

Elle se languissait de son homme.

Ce soir, son vœu était enfin exaucé. Il était de retour. Elle ne risquerait plus de le perdre. Elle ne tremblerait plus. Dans quelques instants, il la serrerait contre son cœur.

Aidé d’une béquille, Jean avançait à petits pas au milieu des bogues de châtaignes. Ses pupilles éteintes et cernées de bistre erraient sur la façade décrépie et la peinture cloquée des volets. Derrière les murs, il essayait d’imaginer les pièces composant l’intérieur de l’habitation. Au rez-de-chaussée, se trouvait certainement la classe tandis que le premier étage devait être occupé par le logement de fonction, comme dans les bâtiments en ruine où son bataillon avait parfois trouvé refuge, les jours de repli.
Mais… comment étaient disposés les meubles lors de sa dernière permission ? Quelle était la couleur du couvre-lit ? Des tapisseries murales ? Les détails ne lui revenaient pas. Ses souvenirs semblaient s’être envolés.
Lorsqu’il se tenait embusqué au poste de combat ou bien allongé au fond d’un lit d’hôpital, jamais il n’avait rencontré la moindre difficulté pour se remémorer les lieux où il avait grandi, aimé et travaillé… Cet après-midi, pourtant, il avait relu plusieurs pages de son carnet de route, notamment les passages concernant sa brève vie d’homme marié qu’il avait consignés entre deux bombardements. Pourquoi son passé le fuyait-il ? Comment reprendre son existence de civil là où il l’avait laissée ?

En sortant de la gare, il avait croisé un vieux bonhomme qui avait proposé de le ramener chez lui. Le bougre avait l’air de bien le connaître et même de le respecter. Il lui avait donné du Monsieur Bruneau avec respect. Puis, il l’avait conduit jusqu’ici en soulignant : « pour l’institutrice, ça va être une sacrée surprise ! Ah oui, pour sûr, ce sera une bien belle surprise ! » Pendant le trajet, entre deux silences, l’inconnu lui avait un peu tenu le crachoir en causant du pays. Jean avait souri et acquiescé par de brefs hochements de tête, même si les noms des familles citées ne lui rappelaient rien.

Par la porte entrouverte, l’écho des huit coups sonnés par l’horloge à balancier ramena Jean dans le présent. La jeune femme qui l’attendait devant l’entrée se montrerait sans doute plus curieuse, plus pressante que le paysan. Jean n’était pas certain d’avoir envie de se confier.

Emma ne le quittait pas des yeux. Elle hésitait : devait-elle courir vers lui ou au contraire afficher une certaine retenue ? Le poids des mois d’absence pesait sur ses épaules, la rendait fébrile.
Elle embrassa du regard le visage amaigri, dénué de toute expression familière. Les rides creusaient et durcissaient prématurément les traits autrefois si doux. Ses yeux parcoururent la ligne des épaules, le buste puis les jambes de Jean. Il lui parut plus petit, presque fragile.
Était-ce une blessure à la cuisse qui le déséquilibrait, l’obligeait à faire de brèves haltes ?
Emma contenait mal son impatience, la masquait de son mieux sous un sourire figé. Un léger frisson parcourut sa nuque.
Ils ne s’étaient pas revus depuis octobre 1915. Deux ans de séparation forcée.
Finalement, la jeune épouse décida de descendre les marches du perron et d’offrir ses bras à son homme. Elle ne savait que dire tant elle avait peur de gâcher ce moment. Son mari devait être déboussolé, il avait certainement besoin de temps avant de retrouver ses habitudes après de si longs et terribles mois dans les tranchées, au contact de la camarde.

Le regard de Jean se posa enfin sur sa femme. Une lueur de panique le traversa. Il fit un pas en arrière et jeta un coup d’œil à gauche puis à droite, à la recherche d’une échappatoire. N’en trouvant aucune, ne sachant comment cacher son appréhension, et comprenant qu’il était trop tard pour reculer, il se décida à aller au-devant d’Emma. Sans prononcer la moindre parole. En réponse à son étreinte, il effleura de ses lèvres desséchées la joue de celle qu’il avait certainement aimée afin d’y déposer un baiser furtif. Maladroit.
Emma ne put retenir ses larmes.