La Fleur que tu m’avais jetée

 

La Fleur que tu m’avais jetée, Novella de Julie Legrand

Quelque chose me le chantait depuis ma naissance : je ne serais animée que de sentiments élevés. Pas la mélancolie altière d’une Princesse de Clèves, mais le paroxysme impérial d’une Hermione, Phèdre, Antigone… ces princesses de tragédie.
Un jour ou l’autre, je me consumerais tout entière. Quel oracle me l’aurait prédit ?
De ce père inconnu, qui se matérialisait trop tard dans ma vie, je tiens ma peau ébène clair ; la fossette au menton de sa propre mère, l’aïeule morte qui hante aujourd’hui mon sommeil. Née d’un père noir et d’une mère blanche, j’ai vécu mes premières années dans la poussière des pistes sahéliennes, la boue des crues d’un grand fleuve, la poigne de l’astre implacable. Nous vivions en renégates, ma mère et moi, à l’orée de la ville, sous une lumière acide, comme les pauvres de ce pays. L’obstination de cette femme – à refuser le clivage imposé par la race ainsi que de choisir son camp – avait porté ses fruits, nous valant le mépris des Noirs et le dégoût des Blancs. Nous vivions isolées, bannies. Consumée par le souvenir du père, séducteur, fuyard impénitent ; ma mère était devenue statue de sel, qui jamais ne ployait devant l’opprobre, mais – son cœur de marbre brisé – ne tenait debout que par la force du destin qui l’avait clouée dans l’aridité d’un pays qu’elle ne pourrait jamais aimer, son enfant café au lait sur les bras.
Je suis née par les pieds, ce qui marqua mon corps aux fers, et faillit la tuer, elle.
J’en fus paralysée toute ma petite enfance ; rampant après l’âge où l’on sait habituellement marcher. Je me traînais sur les coudes, mignonne, inachevée, en abstraction de mes hanches atrophiées dont je conserve, aujourd’hui encore, les stigmates cicatriciels… La douleur me vit naître et forgea mes souvenirs, en figeant les images que j’attrapais au vol pour la contrer. La première fut le ciel, dont je fixais la morsure sans ciller – jusqu’à l’évanouissement parfois – de mon lit d’hôpital. À hauteur du sol infécond où je me traînais, la pureté de ces nues devint la panacée. Je rêvais de me fondre tout entière – moi et mon corps meurtri – dans la plénitude d’un bleu céruléen, chargé de traînées pourpres et de gros cumulus, filant comme des mirages – « céruléen », mot que j’associai, dès lors, irrémédiablement, aux cieux africains.

Ma mère était cette femme au cœur de marbre brisé, inapte à prendre son enfant, hurlant de douleur, dans les bras. Elle se déchargea de son obligation en me confiant aux services hospitaliers où je restai une année sans qu’elle vienne me visiter, au motif de quelque injonction thérapeutique, inutile et cruelle.
Cette année-là, je fus une orpheline de père et de mère qui, pour tromper sa peine, se shootait à longueur de journée au bleu céruléen. Je domptais mon corps rétif, handicapé, sous la torture de la rééducation. Comprenant que seule la joie me ferait remporter cette première victoire sur la vie, j’apprenais à faire naître un sourire sur mes lèvres, me faire aimer ; petite fiancée des médecins, des infirmières.
J’étais légère, docile ; un colibri. Très vite, ma voix se fraya – pour plaire et par ennui– un chemin vers le ciel, où je voulais si passionnément me noyer ; « La voix d’un ange » disait-on. Je chantais l’amour volé de ma mère ; des comptines sorties de ma tête ; le blues, la saudade, le negro-spiritual, sans en avoir jamais pris connaissance.
Cette voix hors du commun me valut un nom d’emprunt, imaginé par une infirmière touchée par ma grâce endurante : « Alma Novi », dans lequel elle entendait « l’âme neuve » des anges, des mort-nés, des martyres, des êtres purs… m’expliqua cette férue de charabia catholique. D’un barbarisme était né mon nom africain, symbole de mon ascension vers le Divin.
Sortie de l’hôpital, je retrouvais une mère guérie du souvenir de mon père et décidée à ne plus subir le poids du destin. L’objet de ses attentions avait la stature fiable, rassurante. Rapatriées dans la société balisée des Blancs, nous quittions la case à la lisière de la ville, pour nous installer avec l’homme qui deviendrait mon beau-père, dans sa propriété poussée comme une rose des sables au milieu du désert, bordée de murailles passées à la chaux.
Aux portes du Sahara, à l’ombre des tamariniers, fromagers, acacias, je devins une princesse de conte oriental. Le goût du miel et la fraîcheur des draps de coton ont tôt fait de me rendre capricieuse, tirant sur les cheveux crépus de mon boy – « hue dada, plus vite que ça ! » –, lequel avait pour consigne de m’aider à me déplacer, et s’improvisait, à mon bon vouloir, che-val de trait, chien de traîneau, en me hissant sur ses larges épaules. Une nounou, un boy, une cuisinière veillaient sur la petite handicapée tyrannique. Oubliés, les jeux avec les gamins des rues, les bâtons jetés sur les chiens jaunes, les pneus lancés à la poursuite des cyclomoteurs, les baignades dans les fossés des oueds débordant des pluies de septembre. J’étais tenue d’honorer mon rang de fille blanche. Sous l’impulsion de cette information, mon cerveau se scindait en deux. Je grandissais dans une opulence de verdure, humectée d’eau de puits, aux portes d’un désert aride. J’évoluais dans un bruissement d’insectes, traversé du chant de l’alouette inquiétée par le vol de l’aigle, dont elle seule devinait la funeste présence. Ma mère se réchauffait aux braises d’un nouvel amour, sans discerner sur mon visage les traits de celui qui l’avait brisé.